L’identité numérique de demain
L’identité est une partie intégrante du monde numérique dans lequel nous vivons. Tout individu, organisme ou ordinateur est représenté virtuellement par un ou plusieurs identifiants, liés de près ou de loin à différentes données. L’identité numérique permet de faire le lien entre une entité réelle et sa représentation virtuelle.
Que ce soit pour s’authentifier, communiquer ou utiliser un service sur le Web, nous utilisons des identifiants uniques, qui sont associés à plusieurs informations personnelles (adresses mail, pseudonymes, id aléatoires, etc.). Ces identifiants sont en général gérés par des organismes qui ont le contrôle sur nos données. Celles-ci peuvent être analysées, altérées, revendues ou encore volées, sans avoir le consentement des utilisateurs ; cela représente des menaces vis-à-vis de leurs vies privées. Il ne faut pas oublier que le business des données représente plusieurs milliards d’euros ; les utilisateurs n’ont pas toujours en tête que leurs données ont une véritable valeur.
C’est à partir de ce constat que le concept d’identité décentralisée, aussi appelée l’identité auto-souveraine (self-sovereign identity / SSI), est né.
L’identité décentralisée a pour objectif de redonner aux utilisateurs le contrôle sur leurs données, en étant au cœur du Web3. Elle s’appuie sur des identifiants décentralisés (DID), déployés sur un registre distribué. Les utilisateurs sont les seuls à pouvoir gérer leurs DID et les données qui y sont liées. Ils peuvent y associer seulement les informations qu’ils souhaitent partager.
Plusieurs acteurs développent des solutions pour mettre au point des systèmes d’identités décentralisées. Aujourd’hui nous allons nous intéresser à l’une d’entre elles : ION (Identity Overlay Network). Il s’agit d’un réseau décentralisé de gestion d’identité, basé sur Bitcoin.
SideTree : un protocole de gestion d’identifiants
En 2017, les membres de la Decentralized Identity Foundation (DIF) ont commencé à travailler sur une solution pour gérer des identifiants décentralisés, notamment en utilisant des Blockchains comme registres. L’idée étant d’inscrire des références sur une chaîne de blocs, afin qu’elles soient vérifiables et autocontrôlées par leurs titulaires. De par ses propriétés de registre décentralisé, les Blockchains répondent particulièrement au besoin. Plusieurs projets autour de l’identité décentralisée ont recours à ce type de technologie pour gérer des DID.
L’une des problématiques des Blockchains, c’est la difficulté à monter en charge : la scalabilitée. Par exemple, sur Ethereum le réseau est souvent saturé, ce qui provoque des lenteurs dans le traitement des transactions et des frais qui augmentent. D’autres Blockchains proposent de meilleures performances, mais font un compromis sur la sécurité ou la décentralisation du système. On parle du trilemme des Blockchains.
Pour qu’un système d’identité puisse fonctionner à l’échelle globale, il doit être scalable. Pour cela, il existe des solutions dites de Layer 2. Ce sont des solutions construites “au-dessus” d’une Blockchain existante, de manière à agréger plusieurs opérations en une seule transaction. Cela permet d’augmenter significativement le nombre de transactions par seconde pouvant être traitées, et donc de diminuer les frais. Ce mécanisme est notamment utilisé par le Lighning Network sur Bitcoin, et par différentes applications sur Ethereum.
Les membres de la DIF ont alors développé un protocole de Layer 2 pour gérer des identités décentralisées : SideTree. Ce protocole permet de créer un réseau sur lequel les différents nœuds sont connectés en pair-à-pair. Le protocole peut être adapté à différentes Blockchains sous-jacentes, pour offrir une certaine interopérabilité. Il est aussi important de souligner qu’il suit les préconisations du W3C par rapport aux DID et aux Vérifiable Credentials.
SideTree est construit avec plusieurs composants logiciels :
API REST : une interface pour permettre aux utilisateurs d’interagir avec le système.
SideTree Core : c’est la partie “logique” du système, qui gère les différentes opérations sur les identifiants.
Content Addressble Storage : gère le stockage des identifiants et leurs métadonnées. SideTree utilise notamment IPFS, un protocole permettant de stocker et distribuer des données de manière décentralisée. Une base de données MongoDB est également utilisée pour du stockage local.
Blockchain Adapter : permet de communiquer avec une Blockchain sous-jacente, afin d’y enregistrer des “états”.
ION : le protocole SideTree couplé à Bitcoin
Bitcoin comme layer 1
ION (Identity Overlay Network) est une implémentation du protocole SideTree basé sur Bitcoin et développé par les membres de la DIF. C’est donc un système de gestion d’identité public, décentralisé et qui n’est contrôlé par aucune organisation. Il est capable de gérer plusieurs milliers d’opérations par seconde.
SideTree a également d’autres implémentations, dont Element qui est basé sur la Blockchain Ethereum.
ION a choisi Bitcoin pour :
Sa décentralisation :
- Le réseau est ouvert à tous
- Les nœuds sont nombreux et décentralisés
- Les transactions sont transparentes, vérifiables et immuables
Sa sécurité :
- Bitcoin a montré sa résistance depuis plus de 10 ans
- Les participants sont incités à maintenir et faire fonctionner le réseau
- Le coût d’une attaque à 50% est extrêmement élevé, et considérée impossible
Des DID et documents
Concrètement, un identifiant sur ION ressemble à une suite de caractères unique et complexe : did:ion:EiD3DIbDgBCajj2zCkE48x74FKTV9_Dcu1u_imzZddDKfg
Ce DID il est lié à un document JSON qui contient plusieurs propriétés.
L’utilisateur peut également ajouter toutes les propriétés qu’il souhaite. Il est possible d’obtenir le document à partir de l’identifiant, en effectuant une résolution. Cela peut se faire en utilisant l’API REST d’un nœud ION, ou alors en utilisant un explorateur dédié. L’idée est de pouvoir récupérer les informations associées à un DID, de la même manière que lorsqu’on récupère les adresses IP liées à des noms de domaine (DNS).
Comment ça fonctionne ?
Pour générer un DID, un utilisateur doit soit utiliser son propre nœud, soit en utiliser un disponible sur le réseau. L’opérateur du nœud doit avoir un portefeuille numérique (wallet) avec du Bitcoin, car l’opération nécessite d’effectuer une transaction. La gestion des identifiants se fait en plusieurs étapes, en ligne de commande et via une API REST; ce n’est pas trivial.
Chaque identifiant est lié à 3 paires de clés cryptographiques :
- Clés de mise à jour
- Clés de récupération
- Clés de signature
Les opérations réalisées lors de la création sont inscrites dans un fichier. Ce fichier d’instructions est distribué sur IPFS, et son identifiant unique est inscrit dans une transaction Bitcoin. Les opérations simultanées sur plusieurs identifiants sont regroupées, afin d’avoir une seule transaction Bitcoin exécutée. SideTree utilise notamment des arbres de Merkel afin de structurer les états des différents identifiants, et permettre la gestion d’un grand nombre d’opérations par transaction.
Tous les autres nœuds du réseau ION observent les transactions Bitcoin et extraient celles qui correspondent au protocole ION. Ils récupèrent le fichier d’instructions sur IPFS, grâce à son identifiant unique contenu dans la transaction. Puis ils exécutent les instructions afin de se mettre à jour et contenir les derniers identifiants créés. Ainsi, le nouvel identifiant est distribué sur l’ensemble du réseau. Le temps de synchronisation peut varier ; nous n’avons pas trouvé de mesures par rapport à ce temps.
Par définition, les DID ne sont pas transférables ; l’utilisateur à l’origine d’une opération sur un DID est donc forcément le “propriétaire” et le seul à avoir le contrôle dessus avec sa clé privée. Cette propriété permet notamment de se passer d’un mécanisme de consensus lors des opérations sur les DID, car il n’y a pas de doubles dépenses possibles.
Quel avenir ?
Plusieurs cas d’usage
Le projet ION est développé par les membres de la DIF, et soutenu activement par Microsoft. L’entreprise américaine souhaite exploiter ce protocole afin de proposer de nouveaux services basés sur l’identité décentralisée.
Plusieurs cas d’usage sont possibles :
- Les utilisateurs peuvent créer leurs DID et utiliser le système d’authentification OpenID. Ainsi, il serait possible de s’authentifier sur diverses applications, sites et services Web avec un identifiant unique et décentralisé. L’authentification sans mot de passe est possible.
- Les utilisateurs pourraient choisir les données qu’ils souhaitent associer à leur DID et révoquer leurs accès à tout moment. Des modèles économiques pourraient être développés afin de rémunérer directement les utilisateurs en échange de leurs données.
- Les utilisateurs peuvent gérer différentes identités avec plusieurs DID, à travers leurs portefeuilles numériques.
- Des entreprises, écoles ou organismes peuvent générer des certificats numériques vérifiables associés à des DID. (Verifiable Credentials).
- Les DID peuvent être associés à des noms de domaine, afin d’utiliser des noms lisibles plutôt que des adresses complexes.
Des services à développer
L’ambition de ION est de devenir un standard pour l’identité décentralisée de demain. L’ingéniosité du protocole est intéressante, et pourrait se démarquer des autres solutions concurrentes notamment grâce à l’utilisation du protocole Bitcoin. Les solutions Layer 2 sont prometteuses pour de nombreux cas d’usage, et permettent d’augmenter significativement la scalabilitée des registres décentralisés.
Cependant, aujourd’hui le protocole reste complexe à utiliser ; des outils et applications pour faciliter l’usage devront être développés. Microsoft proposera certainement des services utilisant ION, mais il faut espérer que d’autres acteurs suivront ce pas, notamment avec des “solutions finales” non-propriétaires.
De plus, les spécifications techniques recommandées pour déployer un nœud sont assez gourmandes ; cela peut représenter un coût non négligeable en termes d’hébergement. Les frais lors de l’enregistrement d’un DID sont également à la charge de l’opérateur du nœud, qui va soumettre la transaction sur le réseau. Il n’y a donc pas d’incitation économique pour déployer un nœud, mis à part pour créer un modèle économique en vendant l’enregistrement de DID à d’autres utilisateurs. À première vue, ces éléments peuvent être des freins à la décentralisation et l’adoption de ION, mais il est encore trop tôt pour l’affirmer.
De nombreux concurrents
La concurrence est rude dans le monde de l’identité numérique. D’une part, il y a les solutions d’identité proposées par des géants (Google, Facebook, Thales, etc.), qui dominent aujourd’hui le marché, d’autre part il y a les solutions d’identités souveraines poussées par les gouvernements (France Connect, Essif, etc.). En marge de ces systèmes plus ou moins centralisés, les protocoles d’identité auto-souveraine sont également nombreux. Mise à part ION, il y a également Ethereum Name Service basé sur Ethereum, Evernym, Sovrin et d’innombrables projets en cours de développement.
La réalisation d’applications concrètes et l’adoption par le grand public sont des points essentiels dans la réussite d’un projet ; le temps nous montrera lesquels feront la différence et se rendront indispensables au Web de demain.
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Source de l’image : TheDigitalArtist via Pixabay